Dans son article sur la représentation des enseignants dans le cinéma français, Guy Gauthier affirme que les professeurs de philosophie y sont « surreprésentés par rapport à leur importance numérique »1. Le professeur de philosophie est, en effet, dans le cinéma français, un personnage récurrent. La représentation de ce personnage, l’origine et l’évolution des topoï visuels qui le structurent, sont l’objet de ma recherche.
De Vidal, professeur de philosophie à l’université, marxiste, grand séducteur dans Ma nuit chez Maud de Rohmer (1969)2, à Nathalie, précieux exemple – parce que très rare – de femme enseignant la philosophie, personnage principal de L’avenir de Mia Hansen-Løve (2016), en passant par le très hautain Clément de Pas son genre de Lucas Belvaux (2014) et bien d’autres, le type « professeur de philosophie » existe dans l’imaginaire collectif français. Il y est, c’est l’intuition de départ que ma recherche s’emploie à vérifier, un « mythe », au sens où Roland Barthes l’entend, c’est-à-dire « un mode de signification ». Le mythe, selon Barthes, est un « objet du monde » qui passe « d’une existence fermée, muette, à un état oral, ouvert à l’appropriation de la société »3.
Le professeur de philosophie pourrait bien être un tel objet, en cela qu’il réitère dans ses incarnations successives au cinéma, des signes qui le rendent lisible par « la société », immédiatement recevable et intelligible. Plusieurs caractéristiques semblent récurrentes, mutatis mutandis, chez les personnages observés : le rapport à la séduction, la sagesse et l’immaturité, couple antinomique très souvent structurant chez ce genre de personnage, le charisme, don divin, le caractère extraordinaire dû à son savoir, ou à sa qualification, qui le rend bénéficiaire d’un statut particulier, d’une forme d’anomie.
Toutes ces caractéristiques se trouvent déclinées dans le personnage que j’analyserai ici : Benjamin Rousseau. Dernier avatar de ce « mythe » français, avatar télévisuel en l’occurrence, Benjamin Rousseau est le professeur de philosophie, plus précisément, le « prof de philo » de la série La faute à Rousseau, produite par DEMD Production et diffusée par France 2 et RTS en 2021, dont la deuxième saison est en cours de production4.
Benjamin Rousseau, tout en étant le descendant de la lignée mythique du personnage « professeur de philosophie », décline, comme ses prédécesseurs, le mythe d’une façon spécifique à l’époque qui l’a produit, lui, dans son être particulier. Il est aussi, comme ses ascendants cinématographiques, séducteur, sage et immature à la fois, au-dessus des lois, mais ce n’est pas en tant qu’il réitère ces caractéristiques qu’il m’intéresse ici. Autrement dit, les constantes ne serviront ici qu’à faire ressortir, par contraste, des éléments nouveaux sur un aspect précis que ce personnage rend manifeste. Cet aspect s’exprime notamment dans l’exercice de son métier. Il s’agit d’une question qu’il pose, malgré lui, au sujet de la définition de la philosophie en tant que discipline scolaire. Comme tous les autres professeurs de philosophie de cinéma, il trahit, par l’allure, la vêture, les rapports de proxémie qu’il entretient avec ses élèves, une définition précise, informée par l’époque, du rôle de professeur ainsi que de la discipline qu’il enseigne. Quelle est cette définition ? De quelle discipline Benjamin Rousseau est-il la synthèse visible ?
Certains éléments de réponse sont donnés au spectateur explicitement, par le dialogue, la diégèse, le discours des producteurs et des acteurs au sujet de la série. D’autres, tout aussi prégnants, se montrent dans les images. Or, « l’image [étant] – selon Barthes – plus impérative que l’écriture » et devenant elle-même « écriture dès l’instant qu’elle est significative »5, dialogues et images, mots et forme visuelles seront ici analysés en tant qu’ils constituent les unités significatives du système de signes qui structure le personnage.
« Commençons par le commencement », comme dirait Benjamin Rousseau : l’onomastique. Le nom de la série, La faute à Rousseau, citation de la chanson de Gavroche dans Les Misérables de Victor Hugo6, inclut le nom de famille du personnage principal, Rousseau. De la même manière, lorsque la France importe la série espagnole ayant inspiré La faute à Rousseau, #Philo, le titre est transformé en Merli, prénom du personnage principal. Ce qu’on nous raconte, ce sont des histoires d’individus particuliers.
Le prénom et le nom du personnage ensuite : Benjamin, fils, avant tout (ben, fils en hébreu), dernier de la fratrie, dans l’usage du nom commun « benjamin », de surcroît, petit dernier. Arrimé à l’enfance, à son statut de descendant, éternel mineur, Benjamin s’appelle Rousseau, comme Jean-Jacques Rousseau, philosophe. Benjamin Rousseau.
Enfin le prénom de son fils : Théo. Le fils d’un professeur de philosophie s’appellerait Théophile, Théophane, Théophraste… Le fils du « prof de philo » s’appelle Théo, Dieu, tout court.
La structure de la série est, elle aussi, signifiante. Benjamin Rousseau, petit dernier, père d’un adolescent (rendu divin par l’apocope), sauve un élève par épisode. La série est conçue de la sorte : huit épisodes pour huit élèves, tous sauvés par leur « prof de philo » ou par la « philo » elle-même, cela reste à analyser plus en détail. Les titres des épisodes sont explicites : Paul et la Liberté, Anaïs et l’Amour, Emma et le Devoir, Ethan et l’Identité, Aïcha et la Justice, Gabriel et le Désir, Margaux et la Vérité, Théo et le Bonheur. Un concept par épisode, rapidement évoqué par le « prof », immédiatement mis à l’épreuve, expérimenté, dans la classe et en dehors, la limite ayant été abolie entre la classe et le monde extérieur, illustré par les faits : la philosophie est un outil pour résoudre les problèmes d’individus spécifiques. Philosophie appliquée. « Philo ».
Le but déclaré de la série est bien celui-ci, les producteurs l’affirment : « on ne voulait pas trop théoriser non plus, mais rester sur des histoires humaines », ou encore « la philo peut faire peur, l’idée est de la vulgariser et de la mettre à hauteur d’hommes et d’ados », « la philosophie donne un plus fantastique à cette série»7.
La volonté de ne « pas trop théoriser » une fois posée8, au motif que « la philo peut faire peur », comment bien exploiter cet ornement, ce « plus fantastique » qu’est la philosophie, comment « la mettre à hauteur d’hommes et d’ados » ? Un premier élément de réponse dans une des photos promotionnelles que propose la société de production DEMD au site allociné.fr.9

Portrait de groupe en classe, cette image est presque trop littérale pour qu’on s’y attarde. Une brève analyse est néanmoins nécessaire afin d’introduire celle, plus détaillée, du début du premier épisode.
Le « prof » et ses élèves sont représentés du côté du bureau. Tous regardent l’objectif et sourient, plus ou moins franchement. Benjamin Rousseau est assis nonchalamment sur le bureau, les élèves sont, pour la plupart, debout. Le « prof », que l’on peine à distinguer de ses élèves au premier abord, est bien « à hauteur d’ado », un peu plus bas que certains d’entre eux, même : Théo, le fils, appuie son coude sur l’épaule de son père, regard grave, il le surplombe légèrement. Benjamin Rousseau est l’un d’entre eux, «il apprend beaucoup au côté de ses élèves et devient adulte en même temps qu’eux »10, déclare Charlie Dupont, l’acteur qui en interprète le rôle. Les scénaristes revendiquent l’immaturité du personnage, son être non-adulte, en faisant dire, non sans ironie, à l’un des élèves, lors de la première apparition en classe de Benjamin Rousseau : « un petit look de vingt ans dans un corps de cinquante ans, c’est pas mal, j’aime bien ». Jean, chemise en jean, bracelets au poignet droit, dans la photo que nous analysons ici, perfecto en cuir noir, t-shirt non repassé dans la série, le look du personnage est éloquent : Benjamin Rousseau a oublié de grandir. Il est donc posé d’emblée, visuellement, comme un professeur atypique, pas comme les autres : un « prof », en un (demi-)mot.
Mais un « prof » de philosophie, tout de même. Où est la philosophie dans cette image, qu’est-ce qui la signifie ? Trois éléments : « Socrate » écrit au tableau, parfaitement lisible, presque au milieu de l’image, un buste de Rousseau et un livre entre les mains du « prof ».
Le nom « Socrate » suit la citation « rien n’est trop difficile pour la jeunesse ». L’ensemble, encadré, surmonte une nuée d’autres inscriptions et graffitis (« blups » lit-on juste en dessous, « calcul mental calcul fatal » en bas à gauche, ou encore « humeur du jour », par exemple). Ainsi Socrate subit-il le même sort que le « prof », mis « à hauteur d’ado » : noyé entre une onomatopée, un slogan et un gribouillis, dans une nébuleuse dans laquelle, visiblement, tout se vaut. Enfermée qu’elle est dans son cadre de craie, la citation n’a pas vocation à être expliquée, déployée. Elle n’est ni le titre, ni le point de départ d’un cours. Elle vaut pour elle-même, tels les aphorismes décoratifs des restaurants et des salons de coiffure. Le développement en est entravé. À sa place, à la place du cours, prolifèrent des expressions diverses, œuvres d’élèves qui ont donc le droit, au même titre que le « prof » et que Socrate, de se voir cités au tableau, d’y inscrire leurs pensées, plutôt leur « humeur du jour ».
Quant au buste de Rousseau, Jean-Jacques, il trône au milieu du bureau, double en craie blanche de Benjamin, et est orné d’une perruque ostensiblement poudrée (le passé désacralisé, paradoxalement dépoussiéré par le poudrage, est rendu ainsi acceptable par le déguisement, actualisé par le carnaval), d’une casquette verte posée de travers (jeunesse, fraîcheur et transgression bon enfant) et d’un petit cœur dessiné sur un post-it et posé à la place du cœur, à gauche (car les philosophes n’ont pas qu’un cerveau, ils ont aussi un cœur, et, rappelons-le, le but est celui de « rester sur des histoires humaines » là où « humain » est opposé à « théorique »). Il porte enfin autour du cou une guirlande florale hawaïenne, attribut festif et dépaysant par excellence.
La philosophie, figurée de la sorte, se définit donc comme une discipline avant tout accessible, à la portée de tout le monde, profondément « humaine » (non « théorique », pratique), une discipline du cœur plus que de l’esprit (une discipline au grand cœur ?), une discipline que l’élève aime, en tout cas – c’est bien pour cela que, aucunement intimidé par l’aura du philosophe Rousseau, il en orne l’effigie d’un petit cœur. Cette discipline amusante comme un carnaval, joyeuse et colorée comme une guirlande hawaïenne, permet à tout le monde de s’exprimer librement, sans ordre ni structure. C’est ce qu’on appelle donc « philo ».
Le livre, enfin, dernier élément constitutif de cette iconographie de la philosophie. On ne lit pas le titre. La couverture blanche est bien visible, en contraste avec le bleu du jean. Benjamin Rousseau a aussi un crayon à la main : il lit vraiment les livres, il les souligne et les annote. Il faut donc aussi savoir quelque chose et avoir lu pour enseigner la « philo », seul aspect par lequel la « philo » se rapproche encore de la philosophie. Elle s’en distingue néanmoins par le fait que le livre, indispensable support de l’apprentissage de la philosophie, ne semble pas être nécessaire à l’apprentissage de la « philo ». Seul le « prof » lit. Aux élèves il suffira, pour apprendre la « philo », mieux, pour faire de la « philo », d’écouter et s’exprimer en toute spontanéité, de devenir eux-mêmes, pleinement.
Benjamin Rousseau, en dépit de son allure adolescente, de son immaturité avérée, est donc censé incarner aussi le savoir. Il rêve depuis dix ans d’obtenir un poste de maître de conférence à la Sorbonne et sa chambre est remplie de livres. Il incarne à tel point le savoir, la culture haute et inaccessible, cette « philo » qui « fait peur », que la proviseure le met en garde : « Monsieur Rousseau, c’est pas la fac ici, on n’est pas là pour se complaire dans un savoir, on doit écouter les élèves et leurs émotions ».
La proviseure joue un rôle majeur dans la construction du personnage de Benjamin Rousseau, par contraste. Elle porte, dans le discours, les attitudes, la voix, l’École moderne, dépeinte comme étant informée par la culture entrepreneuriale, démagogique, pragmatique et bienveillante. Les premières scènes du premier épisode, Paul et la liberté, installent cet antagonisme entre la proviseure et Benjamin Rousseau : le montage alterne des images d’élèves dans la cour ensoleillée du lycée et les tentatives de Benjamin Rousseau de se rendre à temps à la réunion de rentrée. Cette séquence est accompagnée par le discours de la proviseure, systématiquement illustré a contrario par les agissements de Benjamin Rousseau : « Cette année, la dernière ligne droite avant le grand bain. On compte sur vous pour être performants11. Ça commence par la ponctualité ». On voit des pieds qui courent, chaussures noires, jean, une valise à roulettes. La caméra monte et on voit le t-shirt blanc taché de café du coureur, puis le plan change, plus éloigné, de profil, on voit enfin le visage et les cheveux gris en pagaille, le perfecto en cuir noir ouvert sur une tache de café. L’homme court toujours et sa main gauche (bague au majeur) tient le gobelet en carton du café responsable de la tache. On revient de face, en léger ralenti, la mâchoire en avant, tel un boxeur déterminé à terrasser l’adversaire, Benjamin Rousseau court toujours : il est en retard.

Un détour s’impose, à ce stade, par le corps de Benjamin Rousseau. Un premier élément : la tache de café. Loin de nous renseigner uniquement sur la maladresse de l’homme, cette tache le marque du sceau de l’étourderie de Thalès qui, contemplant les astres, tombe dans un puits, figure archétypale du savant perdu dans la contemplation, inapte, puisque « seul son corps se trouve et demeure dans la cité, la pensée, elle, menant la danse, tenant toutes ces choses pour peu de chose, pour rien, ne les tenant en aucune estime, plane sur toutes choses »12. La pensée perdue, planant sur toutes choses, Benjamin Rousseau, ne tombe pas dans un puits, en 2021 : il est incapable d’arriver à l’heure et ne sait pas que celui qui court, un gobelet de café à la main, risque de se tacher. La tache, marque d’inaptitude, dit son corrélat, dans le même mouvement : la hauteur de la pensée, le mépris pour l’intendance du quotidien.
De la même manière, chez Benjamin Rousseau, l’aspect négligé dans l’ensemble, échevelé, renvoie au stéréotype du philosophe. Roger de Piles, dans son Cours sur la peinture par principes, décrit ainsi Diogène tel que le peint Raphaël dans l’École d’Athènes : « On voit sur la seconde marche Diogène à part à demi-nu, son manteau rejeté en arrière, et auprès de lui sa tasse qui est son symbole. Il paraît dans une attitude de négligence, et convenable à un cynique, qui tout absorbé dans la morale méprise le faste et les grandeurs de la terre »13.
Quant aux cheveux de Benjamin Rousseau, ils mériteraient une longue analyse (des signes qui rendent reconnaissable le philosophe dans la statuaire antique14, de la symbolique des cheveux blancs ou gris dans l’iconographie). Je me contente pour l’heure de les lire, presque blancs et non coiffés, comme une réitération de la sagesse du personnage : sage parce qu’âgé. Les cheveux sont le seul signe volontairement appuyé de l’âge de Benjamin Rousseau, 46 ans. Le reste de son apparence, on l’a vu, renvoie à l’adolescent, son attitude est celle d’un enfant. La suite de la scène le prouve.
La proviseure poursuit : « ça continue par le respect des règles […] être autonomes, en un mot, être adultes ». Benjamin Rousseau, toujours en retard, au téléphone : « allô, Maman, oui, je suis près de la gare là, y a pas de taxi et du coup est-ce que tu pourrais venir me chercher ?». La proviseure reprend : « quand on est adultes on ne se contente plus de poser des questions, il faut donner des réponses et savoir se débrouiller par soi-même, hein ? La fiabilité, l’écoute et le sens du collectif, voici les objectifs». Le dispositif mis en place désignant (lourdement) Benjamin Rousseau comme celui qui illustre l’opposé de ce discours, on en déduit qu’il n’est pas adulte, ni fiable, qu’il ne sait pas se débrouiller seul, n’écoute pas et n’a pas le « sens du collectif ».
Contrairement à ce que l’on pourrait croire, Benjamin Rousseau, pourtant représenté « à hauteur d’ado », n’est pas censé incarner, dans cet affrontement de systèmes de valeurs, l’École démagogique, proche de l’élève, « à l’écoute » de ses « émotions ». Il conserve de ses ascendants cinématographiques l’aura du savant que disent le livre dans la première image analysée, la tache, l’allure négligée et les cheveux dans la deuxième.
Son savoir présumé ne se manifeste pourtant que très rarement dans son discours. Il y fait des apparitions fugaces sous la forme d’aphorismes, brèves citations allusives de textes philosophiques (comme la citation de Socrate au tableau), jamais approfondies, puisque immanquablement rattrapées par l’urgence de la mise à l’épreuve du réel. Son rôle est celui du sauveur d’élèves, la « philo » lui sert à ça. Les deux séquences qui suivent contiennent enfin la définition de la « philo », délivrée en mots par Rousseau, en images par les réalisateurs.
Benjamin Rousseau, déposé au lycée par sa mère, se change sur le parking. Le plan montre les cuisses et le bas ventre, puis les mains de Rousseau qui défont la ceinture et baissent le jean. Les élèves l’observent de l’intérieur du lycée : « euh c’est normal qu’il y a un mec à poil sur le parking là ? ». Ils rient. En vue subjective, s’ensuit une plongée sur Rousseau, de dos, en caleçon, penché en avant. « Putain, je me sens sexuellement menacé, moi », dit un élève. Rires.
Les élèves se dirigent vers la salle, s’installent et attendent. Benjamin Rousseau entre, hésitant. On entend « eh, les gars, c’est le mec qui était à poil sur le parking tout à l’heure ! Un petit look de vingt ans dans un corps de cinquante ans, c’est pas mal, j’aime bien ». Benjamin Rousseau, enlève son perfecto et découvre les bracelets qui ornent son poignet droit, montre au poignet gauche, le t-shirt propre est bleu, il fait pour s’asseoir au bureau, mais est entravé par un livre laissé dans une poche, il le sort et le pose sur la table. « Bon » dit-il en grattant son oreille, un peu gêné, « on va commencer par le commencement : euh… » il s’agite sur sa chaise, gratte sa cuisse « la philo, qu’est-ce que c’est ? ». Il aperçoit son fils, Théo, parmi les élèves. Troublé, il poursuit : « Dans… dans tous les autres cours on vous apprend à construire, à fabriquer, des gratte-ciel, des vaccins, ici on va tout casser, la philo c’est déconstruire, les idées reçues, les préjugés, les apparences. La philo c’est tout retirer ». « Jusqu’à ce qu’on se retrouve en caleçons ? » lance un élève provocateur. « Tout à fait » répond Rousseau, enfin prêt à assumer son rôle de professeur, « je dirai même plus : pourquoi garder un caleçon quand on veut aller au cœur des choses, au cœur de la vérité ? La philo c’est se mettre à nu et c’est ce que nous allons faire ensemble, cette année ». En tortillant une mèche de ses longs cheveux artificiellement lisses, une élève, malicieusement : « se foutre à poil ? ». « Non » rétorque Rousseau, ferme, « chercher la vérité, enfin c’est pas la vérité, vos vérités ». Du fond le la classe, un élève : « du coup Monsieur, c’est quoi votre vérité à vous ? ». Il répond, debout, les mains dans les poches, épaules hautes, tendu : « Benjamin Rousseau, 46 ans, prof de philo, père d’un enfant de 17 ans, que j’ai pas beaucoup vu ces dernières années et si je suis là c’est aussi pour m’occuper de lui. Ce qui était pas prévu, c’est qu’il soit dans ma classe. Mesdames et messieurs, sous vos applaudissements, Théo ». Il l’indique. Générique.
La matière enseignée par Benjamin Rousseau se définit donc ainsi. La « philo » sert à « chercher la vérité », une « vérité » particulière, chacun sa vérité. La méthode de recherche de sa propre vérité particulière consiste en la mise à nu des individus, en l’exhibition de leur vie privée. La « philo » est ainsi avant tout une discipline pratique, une discipline qui vise l’obtention du bien-être, de l’être pleinement soi. Le rôle du « prof » de cette discipline, est celui d’un maître non pas d’École, mais de vie, qui n’hésite pas à « se mettre à nu » lui-même devant ses élèves en annulant ainsi, dans les mots et dans les actes, toute distance, toute hauteur, et, par là, toute tension ascensionnelle. À un collègue acariâtre qui prétend que les professeurs doivent avoir pour but de « faire réussir leur bac aux élèves », Benjamin Rousseau répond, sec : « on ne serait pas plutôt là pour leur faire réussir leur vie ? ». Et au professeur de la Sorbonne qui lui offre enfin le poste tant désiré, il rétorque : « Je ne vais pas venir à la Sorbonne. Je vais rester ici, là où je suis. Je crois que la philosophie, c’est à dix-huit ans qu’on en a le plus besoin ».
On en a besoin pour vivre, elle est utile. Ce n’est qu’à cette condition que l’élève peut s’y intéresser et l’aimer, en tant qu’elle prouve son utilité pratique au quotidien et ne requiert aucun effort intellectuel. Ainsi mutilée de toute ambition à l’abstraction, rendue purement contingente, émiettée en pilules de sagesse, la philosophie ne « fait [plus] peur », on l’a mise à « hauteur d’homme ». Elle n’est plus matière morte, réservée aux érudits, grisâtre et figée comme le buste de Rousseau dans le premier des deux plans du générique.

Vue et pratiquée par Benjamin Rousseau, la « philo » est si proche qu’on peut la toucher, la manier, la faire nôtre en la décorant de guirlandes florales, en l’éclaboussant des couleurs éclatantes de la « vie ».

D’autres taches que celle qui lie Benjamin Rousseau à Thalès ornent le buste gris de Rousseau. Des taches infligées par le débordement de la « vraie vie », de la « jeunesse », des taches qui traînent la philosophie dans la cité, dirigent l’attention du philosophe vers les choses d’ici-bas, abattent le corps du philosophe dans une partie de paintball entre amis. Son esprit ne survivra pas.
Si l’esprit du philosophe ne survit pas à l’apprivoisement par déguisement, à la mise à « hauteur d’homme », à la partie de paintball, de quel autre « mythe » Benjamin Rousseau est-il la manifestation ? Quel est ce personnage nouveau qui sauve des vies à coups de pilules de sagesses et conseils pratiques ?
Une fiche Pôle Emploi nous renseigne sur les « savoir-faire » et les « savoirs » nécessaires à une autre profession, des « compétences » qui semblent bien correspondre à Benjamin Rousseau.

Il ne s’agit aucunement de la fiche du métier « professeur de philosophie », mais de celle de coach en développement personnel dont le métier est ainsi décrit plus haut: « met en place des actions de développement personnel selon la méthode utilisée, afin de favoriser le bien-être de la personne. Peut mettre en place des actions de conseil, coaching »15. C’est très exactement la finalité du métier exercé par Benjamin Rousseau. Quant à « la méthode utilisée », elle consiste à attaquer le client frontalement et publiquement, lors d’une réunion, pour qu’il prenne conscience de son problème, le conseiller pendant la réunion ou après, en privé, selon les cas. La prestation peut inclure des visites à domicile qui ne sont pas facturées, l’organisme de formation prestataire de service (Éducation Nationale) étant intégralement financé par des fonds publics.
Ainsi Benjamin Rousseau se trouve-t-il à la croisée de deux « mythes », celui, ancien, du professeur de philosophie dont il garde certains traits saillants, et celui, plus récent, encore en construction, du coach de développement personnel. L’avenir nous dira si en Benjamin Rousseau se joue une ébauche de distinction entre les deux « mythes », qui rendrait au premier la hauteur de la pensée et de l’érudition, ou s’il marque une transition irréversible de l’un à l’autre, le professeur de philosophie à l’ancienne étant redevenu objet muet, s’étant refermé à jamais à « la société ».
1Guy Gauthier, « La représentation des enseignants dans le cinéma français, 1964-1994 », in Recherche & Formation, N°21, 1996. « Image des enseignants dans les médias ». pp. 43-56, p. 46
2 Sur le libertinage dans l’œuvre d’Éric Rohmer : Maria Tortajada, Le Spectateur séduit. Le Libertinage dans le cinéma d’Éric Rohmer et sa fonction dans une théorie de la représentation filmique, Paris, Kimé, 2016
3Roland Barthes, « Le mythe, aujourd’hui », in Mythologies, Éditions du Seuil, Paris 1957, pp. 193-194
4Adaptation de la série catalane #Philo (Merli, dans sa version française), La faute à Rousseau, a été diffusée entre le 17 février et le 10 mars 2021 et a obtenu une part d’audience d’environ 12% en moyenne sur les huit épisodes (troisième place de la soirée).
5Roland Barthes, op. cit., p. 195
6Gavroche meurt en la chantant. « Je suis tombé par terre, / C’est la faute à Voltaire, / Le nez dans le ruisseau,/ C’est la faute à… Il n’acheva point. Une seconde balle du même tireur l’arrêta court. Cette fois il s’abattit la face contre pavé, et ne remua plus. Cette petite grande âme venait de s’envoler ». Victor Hugo, Les Misérables, 1862
7 Les producteurs Lou Gauthier et Sébastien Pavard, interviewés par 20minutes, « La Faute à Rousseau », une série sur la philo à mater avec ses ados », https://www.20minutes.fr/arts-stars/serie/2978363-20210217-faute-rousseau-serie-philo-mater-ados, consulté le 15 décembre 2021
8L’intuition des producteurs est confirmée par certains commentaires de spectateurs tels que : « Super série. La façon d’expliquer la philosophie l’est aussi. Ça m’a presque fait aimer cette matière. », Lora80123, ou encore « Très bonne série qui nous fait renouer avec la philosophie », Dbouin, « C’est une approche intelligente et récréative de cette discipline » Bea A, « J’aurais adoré que mon prof de philo soit comme ça !!! Enfin quelque chose de ludique et bien mené », Béatrice de Mezamat, « Je suis psy et je pense que la philo est réellement ce qui libère de la souffrance existentielle. Cette série est à montrer à tout le monde. […] Merci à tous ceux qui ont contribué à la créer parce qu’elle montre combien la philo est nécessaire dans la vie quotidienne. Elle fait faire un pas de côté qui permet de voir sa vie différemment », Catherine H., https://www.allocine.fr/series/ficheserie-26956/critiques/, consulté le 8 janvier 2022
9Jérémy Dunand, La Faute à Rousseau sur France 2 : que vaut la série avec Charlie Dupont et Samira Lachhab (Demain nous appartient) ? https://www.allocine.fr/articl/fichearticle_gen_carticle=18696966.html, photo Jean-Philippe Baltel, DEMD – FTV, consulté le 10 décembre 2021
10 Claire Lavenne, Qui est Charlie Dupont, l’interprète de Benjamin Rousseau?, https://www.programme-tv.net/news/series-tv/270436-la-faute-a-rousseau-france-2-qui-est-charlie-dupont-linterprete-de-benjamin-rousseau/, 17 février 2021, consulté le 10 décembre 2021
11Je signale par les italiques les mots qui marquent la présence de la logique entrepreneuriale, managériale plus précisément, dans le discours de la proviseure. Le mot « performance », par exemple, employé d’abord en contexte sportif pour décrire l’attitude des chevaux pendant la course, puis devenu le cœur du management par objectifs dans le capitalisme des années 1990. Luc Boltanski, Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999, (réédition de 2011), p. 113
12Platon, Thééthète, cité par Olivier Renaut, « Thalès dans un puits : quel lieu pour la philosophie ? », Lecercle, François; Navaud, Guillaume. Anecdotes philosophiques et théologiques de l’Antiquité aux Lumières, Classiques Garnier, 2012,
pp. 19-31, p. 20
13 Roger de Piles, Cours de peinture par principes, Paris, 1708, p. 69, cité par Élise Urbain, « Le goût pour le négligé dans le portrait français du 18e siècle », Dix-huitième siècle, vol. 48, no. 1,2016, pp. 569-586.
14Nicolas Davieau, « Montrer le corps : prouver le philosophe ? Le corps des philosophes dans la statuaire antique », Cahiers « Mondes anciens » [En ligne], 8 | 2016, mis en ligne le 15 avril 2016, consulté le 10 janvier 2022
15Fiche métier K 1103 – Développement personnel et bien-être de la personne, https://www.pole-emploi.fr/candidat/decouvrir-le-marche-du-travail/les-fiches-metiers.html, consulté le 24 janvier 2021